jeudi 4 février 2021

Chambre à louer ...


C’est par une belle matinée ensoleillée que le 12 mai 1975, je m’en souviens comme si c’était hier, alors que je dégustais un café sur la terrasse d’un bar de Cluster en Artois, je lus cette petite annonce dans le journal régional : « De particulier à particulier, loue chambre avec vue sur la place d’Armes. 250 francs (nouveaux) tout compris (eau, électricité). Salle de bain et cuisine en communauté. Deux mois de loyer d’avance dont un mois comme caution. Adresse : 5 place d’Armes, téléphone : 99 99 888. Prière de prendre contact téléphoniquement préalablement à toute visite. »

Nouveau dans le département, je logeais à l’hôtel depuis une quinzaine de jour, aussi je trouvai l’offre alléchante, pour ne pas dire tout simplement parfaite. Je m’imaginais une chambre mansardée douillette avec une vue imprenable sur la place d’Armes et sa statue équestre représentant je ne savais plus quel illustre personnage caracolant fièrement sur un destrier qui fut blanc en son temps mais était aujourd’hui recouvert d’une couche de poussière ocre due à la carrière de porphyre et aux vents dominants.

Je m’empressai de noter le numéro dans mon bloc-notes et me rendis à la cabine téléphonique la plus proche. Après avoir inséré une pièce d’un franc flambant neuve et deux ou trois tentatives avortées par des tonalités indistinctes et stridentes, j’établis un premier contact avec mon potentiel futur logeur. Ou devrais-je dire ma potentielle future logeuse, c’est en effet indubitablement une personne du sexe féminin qui me répondit d’une voix de soprano légèrement endommagée par la cigarette.

Après une rapide conversation, nous convînmes, mademoiselle de Chartreuse et moi-même de prévoir la visite pour ce même après-midi à seize heures tapantes.

Je l’imaginai grande, les cheveux couleur charbon longs et libres flottants dans le vent, un regard noir dont les yeux jetaient des étincelles d’amour. Une cigarette fichée dans un porte cigarette en ébène verte cerclé d’or à son extrémité entre des lèvres ourlées, la bouche légèrement entrouverte. Une poitrine opulente prise dans un haut en soie translucide, la taille fine et les hanches en amphore, en bref je fantasmai sur l’image d’une inconnue qui avait une magnifique voix éraillée. Il me tardait de la coucher sur la toile, dans cette mansarde transformée pour l’occasion en atelier de peinture.

Je ne vous ai pas dit, je suis artiste peintre. Si le cauchemar de la page blanche hante tous les écrivains, celui de la toile blanche me tenait éveillé depuis des semaines. Il m’avait même forcé à déménager, à quitter mon Lot natal, les lieux qui m’avaient vu grandir et dessiner mes premières esquisses, pour venir me perdre dans le département du Pas-de-Calais ! J’espérais que la Côte d’Opale et ses plages de sable fin allaient me rendre ma créativité. Mais enfin, pour le moment, c’était le néant le plus absolu, la toile restant désespérément blanche. L’inspiration qui ne m’avait jamais fait défaut jusqu’à l’année dernière me laissait l’imagination totalement vide. Donc vous comprenez pourquoi je salivais dans l’attente de la rencontre.

Je reconnais que la fin de la matinée me parut longue, voire interminable. Je m’aventurai jusqu’à la place d’Armes et flânai une petite heure aux alentours du fameux « numéro 5 ». La maison paraissait ancienne mais bien entretenue et était précédée d’une pelouse au gazon bien coupé. Son emprise sur la place était délimitée par une clôture en fer forgé soigneusement entretenue dans laquelle s’ouvrait un portail supportant des armoiries fraîchement repeintes. Mais pas une fois je n’entrevis présence humaine.

Je pris aussi quelques photos de la statue en profitant pour me rafraîchir la mémoire sur l’illustre chevalier qu’elle représentait. Il s’agissait de Charles-Philippe de France, comte d'Artois, plus connu sous le nom de Charles X né en … mais je ne vous ennuierai pas avec ces détails qui sont par ailleurs inutiles dans cette histoire.

Comme l’heure de midi sonnait au beffroi de l’hôtel de ville, je m’installai à une table de la brasserie « Chez l’Ancien », qui faisait face à la clôture, et commandai une demi-bouteille de vin blanc « Petit Chablis » que je dégustai tout en lisant le menu, qui était ma foi on ne peut plus appétissant. De ma table, j’avais vue sur le « numéro 5 » et à deux ou trois reprises je crus distinguer de manière fugitive une silhouette féminine assise derrière les rideaux, tirant sur une longue cigarette. Elle paraissait plus petite que mon imagination me l’avait laissé entendre mais tout aussi gracieuse et puis comment jugé de la taille d’une personne que l’on aperçoit assise ? Cette silhouette acheva de me consumer l’imaginaire.

Après avoir dégusté un délicieux pavé de bœuf façon Rossini accompagné d’une bouteille d’un excellent « Pouilly-Fuissé » de 1965, je commandai un plateau de fromages pour terminer le vin.

Comme il n’était pas encore quatorze heures à ma montre poignet, qui était à la même heure que l’horloge du beffroi, je décidai de m’octroyer un café accompagné d’un cognac et d’un cigare. Ayant commandé les deux premiers au patron, je sorti de la poche intérieure de mon blouson aviateur un étui à cigares qui contenait trois « Cohiba Esplendidos » en provenance directe de La Havane, cigares à l’arôme boisé et de force moyenne mais horriblement chers. Le cognac, un Hennessy VSOP, ne s’accordait pas trop mal au cigare mais il était un rien petit pour tenir les quatre-vingt-dix minutes environ que nécessitait la passion du cigare. Ma séance de fumeur de cigare allait me conduire à environ quinze heure trente, ensuite je me dirigerais vers le lieu de rendez-vous et peut-être mon prochain havre de paix.

Vers quinze heures trente donc, une fois achevé le cigare et la note réglée, je me dirigeai tranquillement vers le « numéro 5 ». La place d’Armes était une grande étendue recouverte d’une herbe rase, bien verte et grasse en cette fin de printemps, qui jusqu’à la « grande guerre » avait servi de terrain d’entraînement à nos bons militaires. En 1975, elle comportait un certain nombre de bancs sans trop de déjections de pigeons. Je m’assis sur l’un d’eux et rêvassai un moment, profitant du soleil.

À quinze heures cinquante-cinq je repris la route vers mon lieu de rendez-vous et je me présentai à la porte où je sonnai.

Après un court moment de silence, j’entendis la porte de la maison s’ouvrir et j’aperçus, cachée par la pénombre de la pièce d’entrée, une silhouette assise dans un fauteuil roulant. Puis, alors qu’elle s’avançait dans l’allée pour venir m’accueillir au portail, je la vis enfin dans toute sa splendeur. Elle avait une magnifique chevelure rousse qui tombait librement sur ses épaules musclées et dénudées par une robe bain de soleil en léger tissu imprimé qui la couvrait jusqu’aux chevilles. Son nez et ses joues étaient parsemés de constellations de taches de rousseur. Elle fixait sur moi le regard intense de ses magnifiques yeux verts et me souriait de sa bouche aux lèvres pulpeuses et légèrement humides. Sa poitrine, ronde et généreuse, tendait le tissu de la robe comme si elle n’avait qu’un souhait : s’échapper ! La robe se resserrait à la ceinture, ceignant sa taille qu’elle avait fine et ensuite s’épanouissait sur des hanches de déesse.

« Vous devez être monsieur Vernier. Entrez-donc. » Me dit-elle de sa voix rauque mais suave.

Elle fit faire demi-tour à son fauteuil et m’ouvrit la route sans me laisser le temps d’acquiescer. Une fois dans la fraîcheur de la maison, mademoiselle de Chartreuse m’invita à m’asseoir et me demanda si je voulais boire quelque chose, ce que j’acceptai volontiers. Je pris place dans un confortable canapé et observai la pièce dans laquelle mademoiselle de Chartreuse m’avait fait entrer. Un bahut de chêne servait de support à une boîte à musique de facture ancienne. Je me relevai pour aller l’admirer et tout en écoutant mon hôtesse s’activer dans ce que je supposais être la cuisine, j’ouvris le couvercle de la boîte à musique et remontai le mécanisme. Tout de suite les notes aigrelettes d’une musique douce emplirent la pièce.

De la cuisine me parvint un rire rauque et mademoiselle de Chartreuse apparu dans le salon porteuse sur ses genoux d’un plateau sur lequel étaient posés une bouteille de vin blanc et deux verres à dégustation.

« Vous aimez la musique ? » Me demanda-t-elle en souriant. « Cette boîte a plus de deux cents ans, elle appartenait à mon ancêtre Louis, comte de Chartreuse, mort sur la guillotine en 1792. C’est tout ce qu’il me reste de lui. »

J’eu honte de mes ancêtres, paysans dans le Lot, qui prirent les armes dès l’automne 1789 et participèrent au massacre de la noblesse du Quercy.

Je retournai m’asseoir dans le canapé et mademoiselle de Chartreuse nous servit un verre de vin que nous dégustâmes tout en bavardant de divers sujets légers. J’appris ainsi qu’elle s’appelait Camille et était violoniste. Elle avait fait le conservatoire de musique et jouait dans un orchestre de chambre à Cluster même. Son handicap ne semblait pas la gêner, elle s’installa sur le canapé à mes côtés en un gracieux transfert effectué en un clin d’œil. Durant le transfert son genoux gauche vint heurter ma cuisse droite, sans doute ne se rendit-elle pas compte de l’émoi qui fut le mien à ce moment précis. Émoi que je tentai maladroitement de cacher en croisant les jambes, ce qui ne fit qu’augmenter mon inconfort.

Nous abordâmes enfin le sujet de la chambre, Camille ne pouvant pas grimper seule les escaliers, je la pris dans mes bras et la conduisit au premier étage où elle me montra la chambre. Celle-ci était vaste et bien éclairée par une grande fenêtre. J’avais assis Camille sur le pied du lit mais tandis que je regardais la place d’Armes elle se glissa jusqu’à la tête et se cala confortablement avec des oreillers contre le mur.

Comme je la regardais, elle tapota gentiment de la main le lit à sa gauche, je ne me fis pas prier et je m’installai à ses côtés. Camille pris mon bras et le passa autour de ses épaules, ma main reposant sur son sein.

Elle m’embrassa … et je dors toujours dans son lit, à ses côtés, aujourd’hui.

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