jeudi 4 février 2021

L'appel du paradis.

 "Il est quinze heures, crie Josimène à son mari, je vais au salon de coiffure, ..., oui chez Bergeline. Si le curé appelle tu me préviens chez Bergeline ... ou, non, mieux encore, tu lui donnes le numéro au curé, pour qu'il puisse m'appeler au salon, le numéro est dans le petit agenda sur le bureau à côté du téléphone, à la page coiffure, ..., tu le savais, mais Anatole tu es d'un ordinaire si distrait, je préfère tout te répéter, prévenir vaut mieux que guérir dit toujours le curé. A tout à l'heure Anatole. Et reste sage cet après-midi hein ! "

Pour toute réponse Josimène reçoit un grognement indistinct en provenance des toilettes. Hier, vendredi soir, jour des sacro-saints dominos, Anatole a encore abusé du 'Ti Punch avec ses amis ; et il n'a plus vingt ans, ses intestins en ont même plus de trois fois vingt (ans).

Là dessus, Josimène sort dans la chaleur de cet après-midi de juin qui écrase la petite commune de Matoury, près de Cayenne en Guyane Française. Le salon n'est pas situé à plus de huit cents mètres de son domicile mais la brave dame est heureuse de ne pas avoir le temps de déployer son ombrelle. En effet un petit coup de klaxon vient de retentir et une Mercedes 300 diesel couleur beige, un modèle des années 75, vient de s'arrêter à sa hauteur. Au volant, Bonaparte Lachaumière, chauffeur de taxi et aussi ami intime de la famille Bois Cabrit.

"Monte vite Josimène, lui dit-il avec son éblouissant sourire, ce n'est pas une heure à rester sous le soleil. Tu vas fondre ma douce."

Déjà Josimène a contourné l'automobile et s'assoit sur le siège passager.

"Je ne vais pas bien loin Bonaparte, juste au salon de coiffure, tu sais chez Bergeline, là-bas, au coin de la rue. Mais merci beaucoup pour le transport, je n'avais pas fait dix mètres que j'étais déjà tout en sueur." Répond-elle dans un éclatant sourire qui la rajeunit encore de 15 ans au moins.

Josimène vient de fêter ses 62 ans et est fière de ses cheveux toujours sans un fil gris, de son front lisse et de ses dents d'une blancheur étincelante et "d'origine". Comme elle se plait à le souligner : "Chez moi tout est d'origine, sauf les lunettes ! " Et souvent elle part d'un grand éclat de rire, premier prémisse de la légère ivresse tolérée du dimanche après-midi. Josimène passe beaucoup de temps à l'église et en compagnie du curé pour l'aider dans ses œuvres. Mais le dimanche après la messe de dix heures, c'est à dire vers onze heures quarante-cinq, après avoir bien rangé l'église paroissiale, elle se laisse aller et prend l'apéritif, un ou deux punch coco, tout en terminant la préparation du repas de midi qui sera arrosé d'un verre de vin rouge. A l'heure du café Josimène est souvent un peu saoule et répète cette phrase comme une antienne : "Chez moi tout est d'origine, sauf les lunettes ! "

Le parcours est rapidement effectué et Josimène quitte l'automobile dans le froufrou de ses jupes amples et sur un dernier sourire pour Bonaparte qui repart aussitôt en sifflotant allègrement un compas aux paroles répétitives et mièvres que passe la radio en ce moment.

Josimène traverse la route d'un pas alerte et entre avec bonheur dans la salle climatisée. Bergeline est occupée avec une cliente et une autre somnole sous le casque, la tête hérissée de rouleaux et de sinopines, attendant que sa permanente sèche. La coiffeuse accueille Josimène avec un petit signe de la main et lui montre un fauteuil où elle peut prendre place.

De la pièce voisine la fille de Bergeline sort en sautillant, tout à l'insouciance de ses 8 ans. Sa mère lui demande de dire bonjour aux clientes, qui sont toutes des habituées et de "préparer" madame Bois Cabrit. Avec bonne humeur la gamine salue les dames présentes et s'en va chercher un tablier et une serviette pour "préparer" madame Bois Cabrit.

La dame sous le casque se réveille d'un coup avec l'arrivée de la nouvelle venue et la conversation qui sommeillait en elles se dévoile, se découvre, se laisse aller à surpasser le niveau sonore des appareils de coiffure et de la radio. D'un seul coup il est question de cette saison des pluies la plus arrosée de ces vingt dernières années, de cet excédent d'eau dans la retenue du barrage de Petit-Saut, si fort qu'il a fallu ouvrir les vannes et inonder les jardins de Sinnamary. De ces fusées qui certainement détraquent le climat.

"Vous pensez bien, les Russes c'est comme les Chinois, ils ne respectent aucune norme écologique ! Et maintenant qu'ils ont envahi la Guyane vous allez dans les grandes surfaces et vous n'entendez plus parler que le russe. Ils ne font pas un effort pour apprendre le français, tiens on dirait des Brésiliens. Eux c'est pareil, ils envahissent le pays mais n'apprennent même pas la langue." S'écrie l'une d'elles.

"Et vous avez vu les Américains, avec toutes leurs grosses bagnoles et leurs projets de domination mondiale ! Si on a la crise aujourd'hui c'est bien à cause de toutes leurs magouilles ! " Renchérit une autre.

Pendant ce temps, le pauvre Anatole est obligé de quitter les toilettes plus vite que voulu pour répondre au téléphone qui sonne pour la troisième fois consécutive en moins de 5 minutes.

"Allo, oui bonsoir monsieur le curé ... Oui elle m'a dit que vous alliez appeler... Non, elle voudrait que vous la rappeliez au salon de coiffure, chez Bergeline. Vous avez le numéro ? ... Oui, bon tant mieux, à bientôt alors monsieur le curé. ... C'est cela même, au revoir monsieur le curé."

Anatole hésite, les toilettes il en est sorti, sa femme en a pour au moins deux heures au salon de coiffure, voir plus et ensuite elle va aller à l'église. Il est certain quelle partira directement de chez Bergeline puisque l'église est bien plus proche du salon de coiffure que de son domicile. Et puis son vieux copain de ribote, depuis le collège à Port-au-Prince qu'ils se connaissent, lui a passé le mot hier soir durant les parties de dominos, aujourd'hui sa fille, qu'un handicap moteur sévère oblige à vivre chez ses parents, fête ses 38 ans et il organise un grand repas grillades qui doit durer tout l'après-midi. Anatole passe à la salle de bain, se rafraichit et enfile un T-shirt propre avant de filer en douce vers la maison d’Aristote Obin.

Chez Bergeline le téléphone sonne et c'est la petite Bérengère qui décroche.

"Allo, oui bonsoir monsieur le curé. ... Oui madame Bois Cabrit est bien ici, je vous la passe."

La petite fait signe à Josimène de venir et pose le combiné sur le petit bureau situé devant la baie vitrée du salon. Comme elle s'approche du bureau, Josimène voit que le téléphone est mal posé et qu'il va tomber par terre, dans un élan elle se penche pour le récupérer dans sa chute et perd l'équilibre. La dame s'écrase alors contre la baie vitrée qui cède sous le choc et se retrouve étendue par terre, sur le ventre, au milieu des éclats de verre.

Dans le salon de coiffure, après quelques secondes qui semblent durer une éternité, Bergeline abandonne son peigne et ses ciseaux et fonce vers Josimène. Tout d'abord elle est rassurée, la dame essaye de se redresser et est déjà parvenue à se mettre sur son séant. De son visage et de son torse ne semble couler nul sang. Josimène parait seulement un peu étourdie.

"Josimène, Josimène, tu vas bien ? " Demande Bergeline, affolée en lui tendant le bras pour l'aider à se remettre debout. C'est alors que la petite Bérengère étouffe un sanglot et dit d'une voix criarde où pointe un début d'affolement : "Maman, regarde, tout ce sang par terre ... "

La coiffeuse baisse les yeux et voit qu'une nappe de sang est en train de se former entre les jambes de sa cliente et amie. Du sang bien rouge, qui dénote une oxygénation forte, du sang artériel et non veineux. Renonçant à relever la dame, Bergeline avec un geste d'excuse lui soulève la jupe et aperçoit horrifiée un morceau de verre très long et très fin qui dépasse d'une blessure à l'entre jambe, blessure d'où le sang s'écoule en gros jets réguliers, à chaque pulsation cardiaque.

Madame Bois Cabrit tient encore dans sa main droite le combiné téléphonique qu'elle a sauvé de la chute in extrémis. La coiffeuse s'en empare et sans même chercher à savoir si le curé est toujours en ligne elle forme de ses doigts affolés le numéro des premiers secours.

Le temps que quelqu'un décroche au central et que Bergeline explique ce qui s'est passé et donne son adresse, la flaque de sang s'est agrandie de façon effrayante sous les jambes de Josimène et celle-ci s'est évanouie.

Dans un coin reculé de la pièce la petite Bérangère sanglote, traumatisée par l'intensité de la scène, par ce sang qui s'écoule de plus en plus lentement de la plaie, par la teinte grisâtre qu'a pris le visage de madame Bois Cabrit.

Toujours sous le casque, la seconde cliente semble en état de choc, d'une main elle tient son téléphone portable et de l'autre elle se frotte les yeux en sanglotant. Sur le fauteuil où elle se faisait couper les cheveux, l'autre dame, plus jeune mais semble-t-il tout aussi émotive pleure à grosses larmes secouée par de douloureux sanglots silencieux.

Dans le jardin d’Aristote, Anatole se ressert un 'ti punch bien corsé tout en flirtant avec une dame de 56 printemps veuve de fraîche date et qui ne l'a jamais laissé indifférent. Aristote les regarde en souriant et se dit que sa femme aura des choses à raconter à Josimène demain durant le sermon du curé.

Lorsque l'ambulance arrive, les pompiers ne peuvent que constater que le cœur de la pauvre dame a cessé de battre. Rien ne pourra la ranimer, c'est un cadavre encore chaud qu'ils soulèvent et placent sur la civière.

Grâce à un simple coup de téléphone, monsieur le curé fera des heures supplémentaires la semaine suivante.

 

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